Les 17 et 18 novembre 2022, Prog-Mania (*) a pu s’entretenir avec Christian Vander sur l’actualité de MAGMA, actualité marquée par la toute récente sortie d’un nouvel album studio, « Kartëhl ».
Nous tenons à remercier infiniment Christian pour son immense gentillesse, sa disponibilité, sa patience et l’équipe autour de lui qui a permis l’interview.
PM. Avant de parler du nouvel album, Kartëhl, j’aimerai revenir un peu en arrière : malgré
la crise sanitaire, le groupe a été particulièrement actif ces dernières années avec la sortie de deux
disques studio – Zëss et Kartëhl – d’un double live – Eskähl – et de nombreuses rééditions de vinyles
limités et de cd remasterisés. Quelle part as-tu pris dans ce travail de rééditions ?
CV. J’avoue que je n’ai pas particulièrement travaillé sur ces rééditions. Ce n’est pas moi qui me charge
de ce travail en général. J’ai la chance de pouvoir déléguer s’il n’y a pas de corrections minimales voire
majeures, car là j’interviendrais. Je suis libéré de ce type de contraintes, si l’on peut dire ! Mais il me
semble qu’il s’agit de nouvelles sorties à l’identique.
PM. Pourtant on note une grande différence audio entre les vinyles d’origine et les disques qui
viennent de ressortir.
CV. Oui bien entendu. Les vinyles d’origine provenaient de bandes analogiques quand les cd sont issus
du numérique. Comme dirait Hubert Reeves, c’est de la poussière d’étoiles : quand on nettoyait les
têtes chaque jour, l’ingénieur du son, en me montrant cette poussière infime me disait « tu vois,
Christian, c’est un peu de musique qui s’en va » quand on travaillait tous les jours et très
régulièrement sur une bande. Tandis que le numérique, c’est très facile : on remet le numéro 423 ou
4223, qu’importe, comme des petits cailloux qu’on remet en place, c’est de la finesse du plus fin des
sables, on met son empreinte et comme lorsqu’on marche on peut voir son empreinte.
PM. Puisqu’on en parle, quel est ton rapport à l’analogique et au numérique ? Es-tu un nostalgique de
l’analogique ou privilégies tu le côté pratique de travailler en numérique ?
CV. Oui, ok pour le côté pratique ; mais je serai plutôt nostalgique de l’analogique. Parce que au
départ de la captation même quand on enregistrait en analogique, les expressions captaient
beaucoup plus d’intentions subtiles. Avec le numérique on ne peut pas se dire « oui, il y avait tel
grain de sable en plus ou en moins » et on sent qu’une certaine part de l’émotion n’y est pas ; on ne
peut pas l’expliquer, c’est presque inexplicable mais on peut dire simplement que le numérique est
plus froid. Il suffit de faire la comparaison en écoute alternée. Je veux dire que pour quelqu’un qui a
l’oreille, c’est l’évidence même.
PM. Je suis complétement d’accord !
CV. Alors voilà, nous sommes d’accord !
PM. Pour l’anecdote, cela me rappelle un article paru dans un magazine de musique à propos de
l’enregistrement par Karajan du Parsifal de Wagner, au début des années 80 – enregistrement réalisé
en numérique – et l’auteur de l’article déplorait : « nous ne connaitrons jamais toute la richesse
harmonique du Parsifal de Karajan ».
CV. Hum… C’est clair ; cela éclaire sur tout !
PM. Absolument, cela éclaire beaucoup. Bon je reviens au sujet qui nous intéresse avant tout : ta
musique.
CV. « Parsifal », ce n’était pas inintéressant !!!
PM. Je te remercie. Je voudrais revenir à Zëss qui est, à ma connaissance, le second album après Merci
sur lequel tu ne joues pas de batterie. Pourquoi cette décision ?
CV. Parce que, tout simplement, je chantais en soliste dans « Zëss » et que les deux sont incompatibles. La
partie batterie n’est pas si simple qu’on peut l’imaginer ; une sorte de train derrière permanent et
qui demande beaucoup de concentration, la partie chant également demande énormément de
concentration. Soit je chante, soit je joue la batterie mais à ce moment-là il faut trouver un chanteur
qui puisse improviser dans cet esprit ; on ne l’avait pas de toute manière, ce n’est pas évident à faire.
Je me sentais mieux de dire le texte de départ et l’improvisation qui suit m’appartenait
complètement.
PM. D’accord, mais rien ne t’interdisait, par la grâce justement du numérique, de doubler avec la
batterie après.
CV. Oui, d’accord mais cela nécessitait de travailler avec un clic, hors le tempo, même si cela ne le
semble pas, est obligatoirement mouvant. La musique n’est pas statique, linéaire, ni droite. La
musique est vivante, donc, imperceptiblement, cela bouge, que cela soit légèrement en arrière ou
légèrement en avant. On ne peut pas travailler avec un clic ou il faudrait l’étudier pendant des jours
et alors, le jour de la prise ce ne serait pas tout à fait identique puisque l’inspiration ne serait pas là
même non plus ; ce n’est pas réalisable.
PM. Donc tu as calé ton chant sur la batterie ?
CV. Oui car nous avons enregistré en direct. Et c’était difficile, un impair peut toujours se produire. On
a travaillé, au départ, batterie/piano/basse et chant en direct. Et si je faisais un impair au départ sur
le texte ou ensuite sur le chant d’improvisation, il fallait tout recommencer du départ.
PM. c’est phénoménal ! Comme tu le disais, cette partie de batterie qu’on pourrait peut-être, à priori
et par erreur, qualifier de simple est juste phénoménale et dure plus d’une demi heure. Le faire en
direct est juste une prouesse.
CV. Oui, oui ! C’est un grand défi et il faut pouvoir le faire. Moi je préfère largement le direct, c’est-à-dire ici enregistrer en même temps la voix et la batterie ; là, c’est fantastique. Après c’est plus
simple : tout étant posé, on ajoute des voix sur certains passages. Mais l’ossature du morceau doit
pouvoir être mouvante et il était décidé que le batteur, par exemple à telle mesure, devait légèrement
donner de l’avant, pas énorme bien sûr, et c’est exactement ce qu’il a fait. En chantant on ne le sent
même pas mais c’est là, tout à fait naturel : c’est la musique qui le demande. A force de répétitions,
on a vu à quel endroit cela avait tendance à légèrement se presser et on s’est dit qu’il ne fallait pas
que le batteur stabilise à cet endroit et colle trop au tempo ce qui aurait alourdit la chose. Pour que
cela puisse glisser, il fallait en effet donner un petit peu en avant. Voilà, j’essaie de t’expliquer et ce
n’est pas facile !
PM. Je crois comprendre toutes les explications que tu donnes et toutes ces subtilités
qui vont enrichir l’écoute de cette composition pour tous ceux qui nous lirons. Une dernière question
avant de parler de Kartëhl : un enregistrement est depuis déjà quelque temps indisponible, il s’agit
de l’album Slag Tanz ; quelle en est la raison ?
CV. « Slag Tanz » n’est pas disponible ? Il n’y a aucune raison à cela. Je n’ai pas d’information concernant
cela ; ce n’est pas moi qui m’occupe de cette partie-là mais je vais me renseigner et remonter l’info à
Stella.
—– KARTHËL —–
PM. Pour la première fois depuis Üdü Wüdü, tu n’es pas le seul compositeur. Qu’est-ce qui a changé
avec cette formation pour que cela se produise ?
CV. Au départ, c’est une idée de Stella qui m’a dit : cela fait des années que l’on n’a pas fait de disque de groupe ; le groupe fonctionnant bien, pourquoi ne pas demander aux musiciens de proposer chacun un thème ? Et voilà donc, pour la première fois depuis « Üdü Wüdü », nous réalisons un disque de groupe. Cela s’est très bien passé, chacun a apporté sa couleur de musique, dans l’esprit, quelques fois les paroles même, en Kobaïen ou d’une proche ou lointaine banlieue kobaïenne. On a fait un disque qui semble cohérent, certains disent : « lumineux », alors ça, je ne sais pas, tout le monde emploie le même terme, moi je dirai : pas tout à fait, je ne sais pas très bien ce que cela veut dire !
PM. je suis d’accord avec toi, j’ai constaté l’utilisation de ce qualificatif dans des chroniques sur l’album
et, même, dans le texte accompagnant l’album sur le site de Seventh Records. Donc comme tu le
disais, trois membres, Thierry Eliez, Hervé Aknin et Simon Goubert, signent chacun une composition
et le disque offre une parfaite cohérence. Comment arriver à faire sonner Magma avec des compositions
d’autres membres ?
CV. Je pense que les musiciens, connaissant parfaitement l’idée Magma, le son Magma, même si, moi
qui les connais bien, je perçois leur personnalité qui ressort dans ces morceaux, se sont inscrits dans
le style ; et puis, nous avons tous contribué aux arrangements, moi y compris bien sûr. Et j’ai
l’impression que cela fonctionne bien même si, au départ, j’étais presque… sceptique sur ce projet.
Mais du départ à la réalisation, tout change et le résultat me parait très satisfaisant.
PM. En tant qu’auditeur, je peux te dire ressentir complètement cette cohérence et la réussite de ce
projet. Comme souvent, deux compositions anciennes sont enregistrées pour la première fois :
« Irena Balladina » et « Dëhndë ». Peux-tu nous en parler ?
CV. Au départ, « Irena » s’appelait simplement « Bossa nova ». On l’a joué au début des années 70
mais je n’étais pas satisfait. Stella a proposé de reprendre le morceau et nous l’avons complètement
retravaillé, avec de nouveaux arrangements. Ma partie de batterie a notamment beaucoup évolué et
j’ai, me semble-t-il, trouvé ce qui correspondait. Le titre est un hommage à ma mère qui adorait le
style Bossa ; on peut le traduire par la ballade d’Irena. « Dëhndë » est un morceau très particulier, un
hommage à mon grand ami René Gerber qui aurait très bien pu apparaitre dans le crédit de
compositeur. Et j’ai tenu à publier, en bonus, ces deux témoignages qui permettent d’entendre René.
PM. Je sais l’importance que tu accordes aux voix : depuis trois ans environ, trois nouvelles chanteuses
font partie du groupe. Comment les as-tu recrutées ?
CV. C’est Stella qui a contacté Caroline (Indjein). Stella habite dans le sud-est, tout comme Caroline.
Cette dernière a envoyé une démo à Stella et cela a marché. Puis, toujours par l’intermédiaire de
Stella, Sylvie Fisichella et Laura Guarrato sont venues renforcer les chœurs. Et il ne faut pas oublier
Thierry Eliez qui chante également même si un regrettable oubli fait qu’il n’est pas crédité pour les
vocaux ; sa voix est très belle et elle s’insère parfaitement.
PM. Stella, indépendamment de son immense implication musicale semble prendre en charge une
grande part de l’organisation, au sens large.
CV. Oui, absolument et heureusement ! C’est un grand soulagement pour moi puisque je peux ainsi
me consacrer uniquement à la musique, ce qui est évidemment le plus important pour un
musicien. Je suis en quelque sorte débarrassé de tout le côté matériel.
—– ZËSS ET AUTRES ANCIENNES COMPOSITIONS —–
PM. Pour revenir aux compositions « anciennes » que tu gardes plusieurs années, voire décennies
avant de les enregistrer en studio, quelle est la raison qui a reculé pendant aussi longtemps la
publication de Zëss ?
CV. J’avais tout simplement perdu la partie du texte, celle qui concerne « Maitre des sons ». Je les
avais écrites, à l’époque, sur une simple enveloppe qui, au gré des déménagements, a été égarée. Il
m’était alors impossible d’enregistrer « Zëss » sans cette partie, pas plus qu’il ne m’était possible de
réécrire ces paroles hors du contexte initial car elles étaient venues dans un moment particulier
d’inspiration ; je ne voulais surtout rien forcer. Et puis, récemment, j’ai eu une inspiration ; j’avais le
stylo mais pas de papier, j’attrape ce que je trouve et il s’agit d’une enveloppe !!! Un véritable signe !
Ainsi « Maître des sons » retrouvait naturellement sa place et Magma pouvait enfin enregistrer « Zëss »
dans son intégralité.
PM. D’autres compositions n’ont jamais été enregistrées en studio bien que régulièrement jouées en
live, je pense à Hhaï, bien qu’elle apparaisse comme une section de Emëhntëhtt-Ré.
CV. « Emëhntëtt-Ré » est une longue histoire, en gestation depuis bien longtemps. « Hhaï » en a toujours fait
partie dans mon esprit mais pouvait, en concert, se suffire à elle-même, comme « Zombies »
d’ailleurs…
PM. Qui a, lui, pourtant été enregistré sur un album studio : Üdü Wüdü…
CV. oui, parce que tel quel il constituait un morceau autonome. Mais il faisait également partie, dans
mon idée, de « Emëhntëtt-Ré ». Comme pour « Rindé ».
PM. Qui apparait, lui, sur l’album Attahk, de 1977.
CV. Bien ! Oui et il a fallu longtemps là aussi pour que je lui trouve sa place dans la suite. Ce n’est qu’en
redécouvrant une très ancienne bande enregistrée que j’ai entendu « Rindé » avec la mélodie qui le
précédait immédiatement et là j’ai pu enfin le situer correctement dans la composition, exactement
où il devait être : on pouvait donc enfin enregistrer « Emëhntëtt-Ré » dans sa chronologie finale.
—– JOHN COLTRANE —–
PM. On va, si tu as encore un peu de temps, parler de John Coltrane.
CV. D’accord !
PM. Pharoah Sanders vient récemment de disparaitre, il était le dernier musicien en vie à avoir
régulièrement fait partie du groupe de John.
CV. Il reste encore le batteur Roy Haynes ; il me semble qu’il a fêté ses 95 ou 96 ans, il y a peu.
PM. Très juste ! Je l’avais oublié… Si tu avais trois albums de John Coltrane à choisir, lesquels prendrais tu ?
CV. Question piège !!! C’est très difficile de n’en choisir que trois. John était toujours en mouvement et
tous ses enregistrements en portent les témoignages, surtout quand on les découvrait, comme je le
fis, en temps et en heure au moment de leur sortie. « Crescent » ferait partie de mon choix même si
quand j’ai découvert le disque à sa sortie je l’ai trouvé presque trop calme, après la tornade « Afro
Blue » qui précédait ; je me suis posé la question : « que fait John ? Il s’assagit ? il semble faire une
pause ? ». Non, bien sûr, il était en fait, comme toujours, en élan vers quelque chose qui allait être « A
Love Supreme », mon second choix. Enfin je choisirai « Brazilia ».
PM. De l’album de 1965, The John Coltrane Quartet Plays ?
CV. Exactement ! Encore un nouveau mouvement, une nouvelle marche.
PM. Et l’album Transition ?
CV. Il est sorti après la mort de John. Cet album permet vraiment d’entendre comment John construit
sa progression au fil des différentes sections. Il expose sur 32 mesures le thème puis il développe un
solo, suivi de l’intervention de Mc Coy et il revient, donne un nouvel élan par palier avec des montées
et descentes en escaliers, puis la troisième partie est marquée par une montée en spirale, tellement
haute qu’on peut craindre que le groupe décroche complètement ; mais cela n’arrive pas, Elvin Jones
semble rappeler tout le monde par un coup particulier de grosse caisse que je n’ai pu entendre
qu’une fois lors d’une écoute en totale concentration. Je ne suis pas certain de pouvoir encore
l’entendre à chaque écoute mais je l’ai ressenti une fois, c’était incroyablement fort !
PM. Merci pour cette clé d’écoute ! C’est effectivement très intéressant ! Quelle va être l’actualité
immédiate de Magma, pour terminer notre entretien ?
CV. Je vais partir à Monaco pour les répétions de notre concert (concert du 27 novembre). Puis de
nouveau sur la route avec des dates sur février 2023.
PM. Merci infiniment, Christian Vander, pour cet entretien passionnant.
CV. Merci à toi.
https://www.facebook.com/zeuhlwortzmekanik
https://www.seventhrecords.com/
(*) Interview réalisée avec le concours actif de Gilles Agostinho